Pour une fois, on ne va pas parler du Royaume-Uni, mais plutôt des États-Unis, des westerns, de Lucky Luke, et de cette image populaire que nous avons maintenant d’un tricheur de poker qu’on aurait couvert de goudron, roulé dans les plumes, et qu’on exhiberait ensuite à travers toute la ville, à califourchon sur un rail de chemin de fer.
Ce genre de supplice a-t-il vraiment existé ?
Oui. Mais pas forcément au Far West…
Des origines lointaines
La punition du goudron et des plumes est une forme de lynchage, où une personne qui a commis une faute est brutalisée, couverte de goudron visqueux, puis de plumes de volailles qui s’y collent, avant de la faire défiler dans les rues pour lui faire honte, puis de la chasser de la société. De la même manière que les femmes à qui on rasait la tête après la Seconde Guerre Mondiale (on en avait parlé ici), le but n’est pas de tuer la personne mais de lui infliger une humiliation publique en lui imposant une marque bien visible, reconnaissable et dégradante.
Cette punition visait d’abord les voleurs et les escrocs (d’où les tricheurs aux cartes, dans Lucky Luke). Je ne sais pas qui, le premier, a eu l’idée saugrenue de marquer de cette façon une personne coupable (y a-t-il un symbole à chercher dans le fait de la couvrir de plumes, comme un poulet ?), mais la pratique remonte à loin, au moins au XIIe siècle, possiblement avant. On en a une première trace écrite en 1189, alors que Richard Coeur de Lion s’apprête à partir en croisade. Pour faire régner l’ordre au sein de l’armée qui l’accompagne, il signe une loi qui indique que :
Un voleur, s’il est jugé coupable, sera exposé devant tout le monde, et de la poix bouillante sera versée sur sa tête, et les plumes d’un coussin seront secouées au-dessus de sa tête, afin qu’il puisse être publiquement reconnu; et il sera abandonné sur la première terre où les navires accosteront.
On voit apparaître plusieurs façons de faire : parfois on rase la tête de la personne pour enduire et emplumer seulement son crâne, parfois on la déshabille et on l’enduit sur le dos et le torse, et parfois c’est sur le corps entier. Parfois aussi, la chose est moins violente, car on laisse la personne habillée et on enduit plutôt ses vêtements.
Avec le temps, cette pratique s’est étendue à d’autres types de malfaiteurs, comme les traîtres, les ennemis politiques, les étrangers, et, finalement, toute personne dont on juge qu’elle a causé un tort à la communauté. Le genre de punition que le Ku Klux Klan a beaucoup utilisée envers les Afro-Américains, par exemple…
Mais elle traîne aussi une idée reçue qu’on va essayer de tempérer un peu.
Des brûlures graves et une mort certaine ? Pas vraiment
Lucky Luke a beau traiter la chose de manière rigolote et légère, si on revient à quelque chose de plus réaliste, on se dit qu’en versant sur la tête du coupable des seaux entiers de goudron bouillant, ça devait lui infliger des brûlures atroces et provoquer sa mort à plus ou moins long terme.
Sauf qu’il s’agit d’une erreur, une confusion qui vient du mot «goudron» lui-même.
Pour nous, aujourd’hui, cela signifie l’asphalte dont on couvre les routes (ou les toits plats de Montréal, le genre d’odeur qui nous empeste tout l’été parce qu’on a toujours un voisin en train de faire refaire son toit dans le quartier… 😉 ). Mais à l’époque de Richard Coeur de Lion et jusqu’au début du XXe, ce n’est pas de l’asphalte qu’on utilisait, mais de la poix ou de la résine de pin dont le point de fusion est bien plus bas. De plus, on ne vous versait pas un tonneau sur la tête, mais on l’appliquait par couches, parfois même on faisait ça au pinceau.
Attention, je ne dis pas que c’était agréable de recevoir un traitement pareil (d’autant qu’en général, ça venait avec un bon gros passage à tabac…), et oui, bien sûr que c’était très chaud et que ça provoquait des cloques et des brûlures (on parle de 55 à 60°C pour liquéfier de la résine de pin), néanmoins ça restait suffisamment superficiel pour que la majorité des gens s’en remettent. Encore une fois, le but était d’humilier et de marquer à vie, mais pas de tuer (lorsqu’on voulait vraiment supprimer quelqu’un, comme par exemple pour un crime de sang, on le pendait à un arbre et c’était vite terminé).
Plutôt que la chaleur, c’est l’aspect collant qu’on recherchait dans ces résines, parce qu’une fois que vous avez ça sur la peau, bonjour pour l’enlever ! Ça va être le supplice du sparadrap qu’on arrache pendant des heures, ça va coller, durcir, tirer de partout, vous arracher les poils et vous mettre la peau à vif, créer des plaies et probablement laisser de belles cicatrices…
Bref : c’est un vrai châtiment destiné à faire souffrir, mais ce n’est pas non plus la torture mortelle d’un plein baril d’asphalte brûlant. Il y a un juste milieu à trouver dans tout ça.
Et au XIXe siècle, alors ?
Dans le monde anglo-saxon, la pratique existe de façon sporadique depuis au moins le Moyen-Âge et jusqu’aux deux Guerres Mondiales (ça décline beaucoup après, bien qu’il y ait eu encore quelques cas jusque dans les années 1970). Je n’ai pas entendu parler de ce genre de choses en France, à part quelques rumeurs disant qu’on aurait goudronnés des collabos après la Libération, ou bien quand Edgar Allan Poe écrit une nouvelle à ce sujet, en 1845, Le système du docteur Goudron et du professeur Plume, qui se déroule dans le sud de la France (mais c’est une fiction, et Allan Poe est américain, alors il a peut-être bien transposé sa culture dans la nôtre). Si vous connaissez des faits avérés de «goudronnage» qui se sont produits en France, n’hésitez pas à les partager dans les commentaires parce que de mon côté je n’ai rien trouvé de tangible.
Toujours est-il qu’aux États-Unis, la punition du goudron et des plumes est bien plus associée à la Guerre d’Indépendance qu’à la conquête de l’Ouest. Plusieurs évènements ont été rapportés dans le milieu du XVIIIe, en particulier au nord-est des États-Unis, où étaient implantées l’essentiel des colonies américaines : les tensions politiques très fortes entre les colons fidèles à l’Angleterre et ceux qui rêvaient d’indépendance étaient propices à du lynchage public. On s’en prenait aux représentants de l’ordre, aux collecteurs de taxes, aux douaniers, aux citoyens qui refusaient de boycotter les produits anglais… Dans un contexte de guerre civile en préparation, où chacun doit finir par choisir son camp, le voisin qui ne pense pas comme la majorité devient vite un ennemi et comme il n’a pas forcément commis quelque chose d’assez grave pour qu’on le pende, on va tout de même chercher à le punir.
PETITE NOTE ÉTYMOLOGIQUE : figurez-vous que le mot lynchage vient précisément de cette période entourant la Guerre d’Indépendance américaine. Un certain Charles Lynch, juge de paix dans l’état de Virginie, avait mis en place un tribunal irrégulier pour punir les loyaliste à la Couronne d’Angleterre… Par la suite, le mot s’est mis à désigner toute forme de justice expéditive rendue par la population, sans procès.
Cela dit, après que les États-Unis soient devenus indépendants, on dénombre toujours quelques cas de passage au goudron. En 1832, Joseph Smith, le fondateur de l’Église Mormone, est tabassé et enduit de goudron et de plumes – il était déjà mal aimé à cause de son influence politique grandissante, et le fait qu’il ait couché avec une adolescente du coin a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. En 1851, c’est John Bapst, qui y passe à son tour – un prêtre catholique ayant osé s’élever contre la majorité protestante. De nombreux Afro-Américains en feront aussi les frais au début du XXe, ainsi que des activistes pour les droits civiques.
En conclusion
On dit parfois «C’est le Far West» pour parler d’une situation désorganisée et qui manque de discipline. C’est évidemment très caricatural. Certes, la Conquête de l’Ouest américain était une période un peu particulière puisqu’il fallait établir des sociétés structurées à l’occidentale sur des territoires complètement vierges – ou, en tout cas, qui l’étaient une fois qu’on en a eu chassé les Autochtones -, mais la loi régnait quand même et on ne s’attaquait pas les uns les autres au premier regard de travers (à ce sujet, je vous renvoie sur l’article à propos des duels au revolver, ici, une autre belle caricature des films western sans fondement historique).
Morris s’est beaucoup amusé en faisant du goudronnage un véritable running gag de Lucky Luke, mais ça n’avait rien de réaliste. Il est fort probable qu’il y ait eu pendant la conquête de l’Ouest des lynchages de ce genre, mais ni plus ni moins qu’ailleurs, et sûrement bien moins que pendant toute la période qui a précédé la Guerre d’Indépendance américaine, au XVIIIe.
SOURCES :
YouTube - What happens to a person when they are tarred and feathered
YouTube - Why are Taxes Due on April 15th? (And Tarring and Feathering Tax Collectors)
YouTube - What is Tar and Feathering? American Revolution
YouTube - The brutal history behind tarring and feathering
5 myths of tarring and feathering
Facts About Tarring and Feathering During the American Revolution
A Brief, Sticky History of Tarring and Feathering
Laws of Richard I (Coeur de Lion) Concerning Crusaders Who Were to Go by Sea
Tarred and feathered by the Key West Ku Klux Klan
Goudronné et à plumes
Wikipédia - Punition du goudron et des plumes
Wikipédia - Le système du Docteur Goudron et du Professeur Plume, par Edgar Allan Poe
Wikipédia - Lynchage et loi de Lynch